Billet simple pour l'Alaska

Par Jean Forteroche

Ancienne idylle

    Un pli d’amertume, assez théâtral, lui retroussa la bouche :


    « Raté, parbleu ! Un vieux raté sur toute la ligne, voilà ! La peinture, ça m’est encore égal ; quoique… Enfin ! – Mais le reste !… Seul. Mes devanciers : partis. Mes successeurs : absents. Et l’amour ! J’ai gâché mon temps avec Marie. Vingt-cinq ans que nous sommes ensemble. Elle a mon âge. Pour une femme, c’est la décrépitude. Elle n’est plus que l’affreuse relique d’une idylle oubliée… »


    Puis :


    « Est-ce que je vais vivre à présent les yeux tournés vers le passé ? Est-ce que je vais rester en extase devant ce que j’ai été ? Ma jeunesse me ronge et m’éblouit à la fois. Ma jeunesse est en moi comme… comme un cancer resplendissant, c’est ça. Quel pays merveilleux j’ai traversé en aveugle ! J’ai pris ma ligne d’horizon trop haut. Et maintenant, au sommet, je vois, je vois… En définitive, quoi ? Il y a des hommes-légumes, des hommesfruits et des hommes-fleurs… Si c’est ça, tout est consommé. »


    Et il faisait halte de nouveau, ayant dans la solitude le visage animé d’un accusé qui discute pied à pied.


    « Cependant, cependant… »


    Mais, par un branle de tête plein de dénégation, il s’interrompait lui-même avec ménagement :


    « Non, mon vieux. Sois juste. Il ne suffit pas de désirer pour être désirable, ni d’aimer pour être aimable… J’ai toujours été propre, certes ! Mais j’ai mal calculé ma durée. J’ai dormi dans le train. Un vieillard ? Pas encore. Mais un vieux, comme elles disent ; c’est pire ! Un vieux sans enfants, sans millions, sans lauriers, sans foi qui le soutienne, sans œuvre où se survivre. Et déjà ce délabrement organique qui commence au cheveu blanc pour finir à la poussière. Car la mort n’est qu’une accélération… »


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